Les régions (allemandes) en mouvement

Interview de Klaus MANGOLD, Président du Conseil de surveillance de TUI AG

Monsieur le Professeur, cher Klaus,

Nous nous connaissons depuis bientôt 40 ans et nous sommes fréquentés comme collègues, comme concurrents et sommes devenus amis.

Tu es devenu, toi, une personnalité marquante de l'Allemagne et de son économie, comme le montre le résumé de ton impressionnante biographie jointe : industries (au pluriel), investissements, banque, financements, vaste culture internationale, exceptionnel carnet d'adresses (je ne cite que la Chancelière allemande, le Président de la Fédération de Russie ou le Président français pour ne pas froisser ta modestie).

Tu es parfaitement trilingue et je n'oublie évidemment pas tes activités universitaires françaises, à côté des diplômes allemands, cher ami Docteur, cher ami Professeur.

Ta fidélité en amitié te conduit à trouver le temps pour répondre à nos questions pour nous faire bénéficier de ta connaissance exceptionnelle de l'organisation et des causes des succès de l'Allemagne, de ses Länder, et bien sûr des relations étroites, très efficaces dans chaque Land entre le « business » à tous les niveaux et ce qu’on appellerait en France le secteur public. Chacun sait que l'industrie et l'économie allemandes « marchent très bien » (voir le taux de chômage ou les chiffres du commerce extérieur par exemple).

Nous te remercions très vivement de bien vouloir répondre à nos questions ; tes réponses seront des voies de réflexions et de travail pour les nouvelles Régions françaises dans les nouvelles compétitions mondiales, en n'oubliant pas que la France n'a pas, pour des raisons historiques que tu connais parfaitement, la tradition ni la culture fédérale de l'Allemagne.

Conrad ECKENSCHWILLER

Les deux révolutions, circulaire et digitale, (cf. article dans Régions en mouvement) vont interagir l'une sur l’autre évidemment. Les solutions sont à trouver sur place (et pas au plan national) dans des collaborations entre le secteur public et les entreprises. L'Allemagne a cette culture fédérale, décentralisée, de proximité, d'efficacité ; pas la France.

Comment les Länder allemands abordent-ils ces deux révolutions ? Task forces spécifiques ? Initiatives publiques ? privées ?

Et est-ce que ces évolutions peuvent affecter les relations entre les Länder et le Bund (gouvernement fédéral) ?

Klaus MANGOLD

Il faut bien avoir à l'esprit que les Länder allemands ont une tradition d'échange étroit avec le monde industriel et économique, tradition qui s'est beaucoup renforcée, à la fin de la deuxième guerre mondiale, quand l'Allemagne était ruinée. D'où un dynamisme très fort au début des années 50, et un rôle majeur dans les restructurations économiques et politiques. Ils ont alors développé une grande expérience dans ces domaines, cette activité et cette expérience étant dès lors toujours reconnues aujourd'hui, après plus de 60 années d’expérience, par la très grande majorité des citoyens allemands et des entreprises.

Ils n'ont pas hésité à prendre des initiatives pour faire travailler ensemble les différents acteurs. Citons par exemple :

  • en Rhénanie, dans la Ruhr, le développement industriel opéré autour des industries du charbon, de l’acier, de l’énergie… basé sur les relations entre les mondes politiques, économiques, sociaux ;
  • en Bavière, où s’est opéré le passage d’un monde agricole à un « futur » basé sur le rapprochement industries / universités / centres de recherche, grâce à un dialogue permanent entre le Land et les BMW, Airbus, Siemens… notamment sur le terrain de la formation et du dialogue social – car les organisations syndicales sont toujours présentes ;
  • idem dans le Bade Wurtemberg caractérisé, avec l’appui du Land, par des relations tout à fait étroites entre les grandes entreprises automobiles (Audi, Porsche, Daimler) et le réseau des sous-traitants régionaux.

Et, fait notable, cette qualité des relations se poursuit, quelle que soit la couleur politique des gouvernements des Länder. Aujourd'hui par exemple, le gouvernement « vert » du Bade Wurtemberg est engagé dans un dialogue soutenu avec les industriels pour rechercher, ensemble, dans le contexte de mise en cause du diesel, un nouvel équilibre qui puisse concilier au mieux la défense de l’environnement, la défense de l’emploi, et la défense des industries. On retrouve dans cet exemple la notion, très ancrée en Allemagne, de cluster, et de défense d’une chaîne de valeur.

Les défis de la Région

Les Régions, dans le monde, sont désormais confrontées à deux défis majeurs, auxquels s'ajoutent pour les françaises un troisième défi qui entraînera une grande chance mais aussi un risque important.

Ces bouleversements généreront des vainqueurs, celles qui auront réussi à temps à détecter, puis rapprocher pour les exploiter les immenses opportunités nouvelles qui surgissent et vont se multiplier pour répondre à ces deux défis.

Régions : de l'ambition à l'action

Le rapport d'octobre 2017 de la Cour des Comptes sur les finances publiques locales note que nos 13 régions métropolitaines, « bien que plus grandes en superficie et en population, ne peuvent toujours pas être comparées à leurs voisines européennes aux compétences beaucoup plus larges. Ainsi, le seul budget de la Bavière correspond au double du budget de l’ensemble des régions françaises. »

Gageons que la Cour, qui connaît comme nous l'histoire des régions allemandes – entités séculairement autonomes, regroupées par la Prusse il y a à peine plus d'un siècle, et qui restent politiquement et culturellement marquées par ce passé – ne peut être surprise des différences actuelles, mais qu'elle affirme ainsi, avec raison, son souhait d'un renforcement des compétences régionales en France.

Pour preuve d'ailleurs, elle regrette que « les transferts des compétences des départements vers les régions et les métropoles ont été limités au regard du projet de loi NOTRe… »

L'avenir semble donc tout tracé : gérer au mieux et avec dynamisme les chantiers actuels, pour préparer un nouvel élargissement inéluctable des compétences régionales.

Favoriser l'emploi des jeunes

Un enjeu « sociétal » qui requiert de nouvelles approches et la mobilisation de tous les acteurs des territoires

L'emploi des jeunes doit figurer sur la liste des grandes causes pour lesquelles on appelle régulièrement nos concitoyens à se mobiliser.

Les conséquences des difficultés d'insertion professionnelle des jeunes sont souvent multiples avec de nombreux impacts négatifs que chacun connait :

  • Sur le plan économique, la nation consacre des sommes considérables pour éviter la précarité (RSA) sans création de richesse collective tandis que les entreprises ne bénéficient pas du « sang neuf » qui permettrait d'assurer les relèves nécessaires des salariés admis à la retraite. Trop d'emplois non pourvus, trop de jeunes sans perspective professionnelle…
  • Sur le plan social, les familles et les enseignants désespèrent de trouver des débouchés pour les jeunes dont le niveau de formation s'améliore. Le hiatus est profond.
  • Sur le plan politique enfin, chacun sait que la non-activité, en particulier des jeunes, détruit peu à peu le lien social et menace la cohésion nationale.

Prenons garde à ce que dans un pays comme la France où les pouvoirs publics sont considérés comme devant être toujours en capacité de traiter tous les problèmes, les élus ne se trouvent pas trop facilement rendus responsables, sinon du chômage des jeunes, du moins de sa persistance.

Les Régions, chefs de file de la transition énergétique

Interview de Gérard MESTRALLET, Président de ENGIE

L'interview a été conduite dans le bureau de Gérard MESTRALLET par Conrad ECKENSCHWILLER, expert contributeur Développement durable / Énergie de Régions en mouvement.

Conrad ECKENSCHWILLER

Monsieur le Président,

Je suis très heureux, et vous en remercie vivement, que vous me permettiez, grâce aux années où j'ai eu la chance d'être un de vos collaborateurs directs, de vous poser des questions sur les conséquences pour les Régions de France des bouleversements technologiques et socioéconomiques en cours et à venir, dont le rythme va s'accélérer. Et donc des opportunités à saisir et des risques à éviter pour les régions françaises. Ne rien faire n'étant pas une solution. Votre expérience professionnelle dans différents domaines essentiels à la vie, internationale, environnementale, associative, dans les domaines privés et publics – j'en oublie – est impressionnante ; j'aurai donc plusieurs thèmes à aborder. Commençons, si vous le permettez, par votre activité professionnelle principale, actuelle, de Président de ENGIE, leader mondial dans l'énergie y compris dans les énergies renouvelables.

Vous êtes partie prenante à la révolution (aux révolutions ?) énergétique en cours, qui ne concerne pas que le passage aux énergies renouvelables, mais aussi les économies, la récupération (économie circulaire), les smart grids, le photo voltaïque – y compris sur son propre toit, le transfert d'électricité par internet demain ? etc.

Pouvez-vous s'il vous plaît nous éclairer sur ce qui sera et ne sera pas, et donc sur les conséquences pour chaque région française ? Sur ce qu'il convient d'anticiper ? Sur les conséquences pratiques et sociétales de cette nouvelle révolution industrielle, en particulier pour chaque région sur les conseils à lui donner dans ce domaine énergétique vital « pour ne pas être décrochée » par passivité ou attentisme.

Gérard MESTRALLET

Il est en effet essentiel de comprendre ce qui se passe aujourd'hui au plan mondial.

Nous vivons en fait trois révolutions : technologique, digitale et culturelle.

Technologique d’abord : alors qu'il ne s'était pas passé grand-chose pendant 50 ans dans le secteur de l'énergie, des modifications radicales interviennent : solaire, éolien, biomasse, géothermie douce (micro géothermie) dont on parle moins… Ces nouvelles technologies sont très décarbonées et introduisent une miniaturisation des équipements, ce qui est fondamental pour des acteurs comme les Régions. Jusqu'alors, la tendance était au grossissement – jusqu’à 1 500 MW pour les grosses centrales – le monde de l’énergie était un monde de géants, avec peu d’acteurs, où régions et villes ne pouvaient guère exister. Puis la taille des installations électriques est passée du gigawatt au mégawatt (éoliennes, fermes solaires), puis au kilowatt (panneau solaire) et même au watt, pour recharger son portable par exemple ! Un facteur de réduction d'un million et même un milliard !

Ainsi, chacun peut devenir producteur d’énergie. Cette miniaturisation est aussi importante que le caractère renouvelable de l'énergie. Elle donne aux acteurs, et tout particulièrement aux Régions, une véritable capacité de décider de leur avenir énergétique.

Prenant en compte cette évolution, ENGIE a déjà développé, au profit des collectivités territoriales, des contrats de « diagnostic de situation énergétique » proposant à leurs responsables les options possibles.

Digitale ensuite : l’énergie est bien évidemment touchée, comme tous les secteurs. Cette révolution concerne notamment chez ENGIE nos relations avec les clients, et la gestion de l'ensemble de nos bâtiments et usines : les capteurs permettent de mesurer et d'agir en conséquence afin d'optimiser notre efficacité énergétique.

Enfin, trop souvent oubliée, nous connaissons une révolution culturelle : le monde entier a pris conscience des enjeux climatiques, le grand succès de la COP 21 en témoigne. Les gouvernements, mais aussi les entreprises, les villes et les territoires. Chez les individus également, la relation à l’énergie a changé. Chacun veut connaître l'origine de son électricité : nucléaire, charbon, renouvelable… et souhaite même, de plus en plus souvent, produire lui-même.

Dans ce cadre, les collectivités locales, dans leur rôle de chef de file de la transition énergétique et à travers les grands schémas régionaux, sont amenées à jouer un rôle déterminant.

La santé s'invite en régions

Il est encore fréquent d'entendre nier le rôle des régions dans la politique sanitaire faute de compétences spécifiques.

S'il est vrai que les régions ont longtemps été prises en étau entre l'État et les départements, qu'elles ont laissé les villes prendre une place importante, symbolisée par le mouvement des villes-santé, la situation est bien différente aujourd'hui. Les textes évoluent, les compétences régionales en matière sanitaire et sociale sont en plein développement, la loi HPST donne aux régions la possibilité de participer au financement des maisons médicales et la loi NOTRe affirme les compétences du Conseil Régional en matière de développement sanitaire. Et, amorce d'une profonde évolution les textes sont déjà dépassés par de nombreuses initiatives, concrètes et souvent originales qui font peu à peu apparaître la Région comme un acteur sanitaire majeur.

Il existe trois défis au moins auxquels les Régions ne peuvent se soustraire.

Du Développement Durable Vert au Développement Durable Bleu

Cinq ans pour réussir

Une contribution précédente – Développement durable : le pouvoir aux régions exposait pour les Régions la chance historique représentée par la demande et les besoins actuels « verts » et donc la nécessité pour chaque Région de traiter tous ces sujets qui la concernent de manière urgente et professionnelle : condition nécessaire à la réussite d'une Région.

Nécessaire mais pas suffisante car cette urgence ne doit pas conduire à deux fautes lourdes de raisonnement et de logique :

  • le Développement Durable n'est pas un objectif mais un moyen : l'objectif est et demeure la qualité de vie de l'Homme (avec un grand H) ;
  • l'accent a été placé – commencement raisonnable  depuis deux décennies sur la Nature et l'Environnement, avec le point culminant des succès des COP21 puis 22 où la France a joué un rôle majeur. Mais le Développement Durable "vert" ne représente qu'une partie des moyens à mettre en œuvre par une région pour atteindre l'objectif d'amélioration constante de la qualité de vie des hommes et des femmes qui y vivent. Un environnement « vert » suffit-il quand on est chômeur, ou très mal logé, ou mal soigné ?

On appelle Développement Durable Bleu un ensemble de moyens de progrès, qui incluent évidemment le Vert, mais visent beaucoup plus largement les grands axes qui conduisent vers l'horizon du développement humain.

Dialogue social de proximité

Jean Planet participe depuis plus de 20 ans aux réflexions et travaux de son partenaire RDS (Réalités du Dialogue Social). Il animait la présentation de « cas » lors des 3èmes Assises du dialogue social dans la fonction publique, tenues le 29 septembre dernier sur le thème du développement du dialogue de terrain. L’ensemble des présentations et discussions de ces Assises peuvent être visionnées sur le site de RDS, devenu ES-RDS depuis la fusion récente avec Europe et Société.

Nous reproduisons ci-après l’article de compte-rendu rédigé pour la revue « Le trombinoscope » dans le cadre du partenariat qui lie cette revue à ES-RDS.

Développement durable : le pouvoir aux régions

Chaque pays du monde a probablement un ministère en charge de l'environnement, quel que soit son nom : c'est une obligation électorale, politique et morale. Mais est-ce que les problèmes à résoudre sont nationaux ?

À l'exception possible d'un immense pays-île comme l'Australie (en oubliant les îles indonésiennes proches ou les dégradations de la barrière de corail au large de Cairns !) ou la Nouvelle-Zélande, la vérité est que les problèmes d'environnement à résoudre au début du XXIème siècle n'ont qu'exceptionnellement des solutions nationales car ils sont :

  • ou mondiaux (exemple le réchauffement climatique comme l'a montré la réussite de la COP21 organisée à Paris) : si mises en œuvre, les initiatives sont à mettre en place dans chaque pays (ensemble !) mais les décisions de base, sauf conséquences suicidaires, ne peuvent en aucun cas être nationales. C'est un sujet de la communauté internationale pour lequel il n'existe pas encore de droit ni de règles ; ce sera un thème majeur de ce début de siècle, à la suite de ce succès français. Il y aura un prix pour le carbone : ce prix obligera les entreprises à s'adapter, à changer. Adaptation et changements se feront sur place, dans chaque ville, sur chaque site, dans les régions, avec toutes les conséquences induites sur l'emploi en quantité et surtout en qualité, sur les investissements, les infrastructures, les transports. Chacun perçoit déjà le lourd impact régional d'une décision mondiale à venir. Attendre ou anticiper ? Quel rôle la région choisit-elle de jouer ?
  • ou multinationaux, affectant plusieurs pays plus ou moins voisins (exemples : les pluies acides ou le sinistre nuage de Tchernobyl) : des pays sont affectés par des opérations venant de l'extérieur. C'est le cas des actions menées sur des grands fleuves arrosant plusieurs pays. Ici non plus il n'existe pas de droit international ; pourtant, qui peut prétendre que des travaux d'infrastructures réalisés en amont sur un grand fleuve n'auront pas de conséquences en aval, dans un autre pays, sur la flore et la faune ?
  • ou locaux et régionaux dans un pays, par exemple l'eau et les déchets. Ici, le droit existe et continuera à s'améliorer, c'est le droit national, mais la mise en œuvre ne peut être que locale ou régionale.