Les régions (allemandes) en mouvement

mercredi 20 juin 2018 Écrit par  Conrad Eckenschwiller

Interview de Klaus MANGOLD, Président du Conseil de surveillance de TUI AG

Monsieur le Professeur, cher Klaus,

Nous nous connaissons depuis bientôt 40 ans et nous sommes fréquentés comme collègues, comme concurrents et sommes devenus amis.

Tu es devenu, toi, une personnalité marquante de l'Allemagne et de son économie, comme le montre le résumé de ton impressionnante biographie jointe : industries (au pluriel), investissements, banque, financements, vaste culture internationale, exceptionnel carnet d'adresses (je ne cite que la Chancelière allemande, le Président de la Fédération de Russie ou le Président français pour ne pas froisser ta modestie).

Tu es parfaitement trilingue et je n'oublie évidemment pas tes activités universitaires françaises, à côté des diplômes allemands, cher ami Docteur, cher ami Professeur.

Ta fidélité en amitié te conduit à trouver le temps pour répondre à nos questions pour nous faire bénéficier de ta connaissance exceptionnelle de l'organisation et des causes des succès de l'Allemagne, de ses Länder, et bien sûr des relations étroites, très efficaces dans chaque Land entre le « business » à tous les niveaux et ce qu’on appellerait en France le secteur public. Chacun sait que l'industrie et l'économie allemandes « marchent très bien » (voir le taux de chômage ou les chiffres du commerce extérieur par exemple).

Nous te remercions très vivement de bien vouloir répondre à nos questions ; tes réponses seront des voies de réflexions et de travail pour les nouvelles Régions françaises dans les nouvelles compétitions mondiales, en n'oubliant pas que la France n'a pas, pour des raisons historiques que tu connais parfaitement, la tradition ni la culture fédérale de l'Allemagne.

Conrad ECKENSCHWILLER

Les deux révolutions, circulaire et digitale, (cf. article dans Régions en mouvement) vont interagir l'une sur l’autre évidemment. Les solutions sont à trouver sur place (et pas au plan national) dans des collaborations entre le secteur public et les entreprises. L'Allemagne a cette culture fédérale, décentralisée, de proximité, d'efficacité ; pas la France.

Comment les Länder allemands abordent-ils ces deux révolutions ? Task forces spécifiques ? Initiatives publiques ? privées ?

Et est-ce que ces évolutions peuvent affecter les relations entre les Länder et le Bund (gouvernement fédéral) ?

Klaus MANGOLD

Il faut bien avoir à l'esprit que les Länder allemands ont une tradition d'échange étroit avec le monde industriel et économique, tradition qui s'est beaucoup renforcée, à la fin de la deuxième guerre mondiale, quand l'Allemagne était ruinée. D'où un dynamisme très fort au début des années 50, et un rôle majeur dans les restructurations économiques et politiques. Ils ont alors développé une grande expérience dans ces domaines, cette activité et cette expérience étant dès lors toujours reconnues aujourd'hui, après plus de 60 années d’expérience, par la très grande majorité des citoyens allemands et des entreprises.

Ils n'ont pas hésité à prendre des initiatives pour faire travailler ensemble les différents acteurs. Citons par exemple :

  • en Rhénanie, dans la Ruhr, le développement industriel opéré autour des industries du charbon, de l’acier, de l’énergie… basé sur les relations entre les mondes politiques, économiques, sociaux ;
  • en Bavière, où s’est opéré le passage d’un monde agricole à un « futur » basé sur le rapprochement industries / universités / centres de recherche, grâce à un dialogue permanent entre le Land et les BMW, Airbus, Siemens… notamment sur le terrain de la formation et du dialogue social – car les organisations syndicales sont toujours présentes ;
  • idem dans le Bade Wurtemberg caractérisé, avec l’appui du Land, par des relations tout à fait étroites entre les grandes entreprises automobiles (Audi, Porsche, Daimler) et le réseau des sous-traitants régionaux.

Et, fait notable, cette qualité des relations se poursuit, quelle que soit la couleur politique des gouvernements des Länder. Aujourd'hui par exemple, le gouvernement « vert » du Bade Wurtemberg est engagé dans un dialogue soutenu avec les industriels pour rechercher, ensemble, dans le contexte de mise en cause du diesel, un nouvel équilibre qui puisse concilier au mieux la défense de l’environnement, la défense de l’emploi, et la défense des industries. On retrouve dans cet exemple la notion, très ancrée en Allemagne, de cluster, et de défense d’une chaîne de valeur.

CE

Le DG de Daimler a donc ses entrées chez le président du gouvernement de son Land ?

KM

Oui bien sûr, et quelle que soit la couleur politique de ce responsable. Les Länder ont pris la décision de partager en toute occasion les responsabilités relatives à l’emploi et à l’industrie, notamment pour trouver ensemble le chemin du futur.

Et leur action est encore plus nette dès lors qu’ils possèdent une frontière extérieure :

  • la Bavière est en relation constante avec la république Tchèque ;
  • le Mecklenburg-Poméranie (au nord de Berlin) s'est battu auprès du Bund pour obtenir un élargissement de ses responsabilités dans le domaine naval, notamment pour développer ses liens avec la Pologne ;
  • et prenons un exemple d'actualité : le Bade Wurtemberg a tissé des relations avec ses voisins français (région, département, villes de Strasbourg et de Mulhouse) pour travailler sur les évolutions du parc nucléaire français : que faire, ensemble, pour s'adapter à l'arrêt programmé de Fessenheim, quel est le nouvel équilibre à trouver ? Dans ces discussions, le gouvernement fédéral est partie prenante, mais ce n'est pas Berlin le moteur, c'est Stuttgart ! Tous ces acteurs partagent la même responsabilité : faire face aux conséquences des 1600 postes de travail appelés à disparaître. Et Stuttgart se plaint que ses interlocuteurs français n'aient pas la même liberté de décision…

CE

Quels sont dans les régions les sujets qui seront le plus touchés par les évolutions en cours : la santé, la formation, l'énergie ?

KM

Dans notre système fédéral allemand, les universités, l'éducation et la formation professionnelle sont dans la main des Länder. Certes, le niveau fédéral définit un cadre, mais ce sont les régions qui décident et agissent, chacune à sa façon. Les deux révolutions, circulaire et digitale, ne vont rien changer à ça. Par contre, il appartient à chaque Land de réagir, d'accélérer ou non les développements, d'en choisir les moyens. Ce qui va entraîner – a déjà entraîné – une concurrence, une compétition entre eux. Nous en avons un exemple actuel sur l'aide au développement des start up, où il y a compétition, par exemple, entre la Bavière, Berlin, et le Bade Wurtemberg.

CE

Qui jouent sur les incitations fiscales ?

KM

Pas vraiment, car en ce domaine, les responsabilités sont plutôt chez les communes. Et le principal pour une start up, ce ne sont pas les aides à l'installation. Le décisif, c’est l'environnement économique, universitaire, administratif (facilité des règles…), c'est la présence de centres de recherches performants, le plus souvent financés de manière mixte fédéral / Land / industrie. C'est sur cela que se joue la concurrence régionale. Stuttgart doit certainement une grande part de son succès à sa forte concentration de centres de recherche industrie et robotisation. En Bavière, un grand centre d'innovation a été créé et est cofinancé par le Land, des universités et un très gros actionnaire de BMW. Il y a donc concurrence entre les Länder, mais beaucoup plus sur les centres de recherche, les universités et les infrastructures… que sur le plan fiscal.

Je reviens donc à ta question : le point de départ dans chaque Land est : « a-t-on les moyens, avons-nous l'argent pour faire face à ces révolutions ». La motivation du gouvernement du Land est de sauvegarder l’emploi ; l'industrie pense à l'innovation. La réponse appartient à un mariage à cinq : Land, Bund, Universités, Industrie, Syndicats. Par exemple, quand un centre majeur de recherche contre le cancer ouvre avec 2500 chercheurs, ce qui va bien sûr entraîner de nombreuses nouvelles applications industrielles, aucun des cinq acteurs ne peut être oublié. Je pourrais également citer la création d'un centre de recherche sur les cellules de batteries électriques pour les voitures, pour lequel le Bund pousse beaucoup…

CE

Quid des inégalités qui vont apparaître comme conséquence de la digitalisation ?

KM

Je te réponds en 3 points :

  • tout le monde en Allemagne accepte que dans un monde global, la digitalisation va de toute façon arriver ;
  • la population est consciente que la formation professionnelle est fondamentale pour conforter l'emploi : chacun attend du gouvernement du Land, des entreprises, des chambres de commerce, des syndicats… qu'ils agissent en ce sens ;
  • la tendance est aujourd'hui à l'optimisme : les syndicats font beaucoup pour la formation des ouvriers à la digitalisation.

Et, ce sera ma conclusion, je n'anticipe pas de changement significatif sur cette volonté partagée de maintenir, pour affronter au mieux les nouveaux enjeux, les relations étroites tissées entre les Länder, l'industrie, les universités, la recherche et les organisations syndicales.


Le Professeur Docteur Klaus Mangold a fait des études de droit et d'économie dans les universités de Munich, Genève, Londres, Heidelberg et Mayence.

De 1995 à 2003 il était membre du Comité exécutif du Groupe DAIMLER AG et, à ce titre, Directeur général de DAIMLER Services AG.

Depuis 2011, il détient des postes de Président du Conseil de surveillance de TUI AG en Allemagne et de membre du Conseil de surveillance d'autres sociétés comme par exemple CONTINENTAL AG (Hanovre), ALSTOM (Paris) ou BATTEREK NMH (Astana/Kazakhstan). Il est également Président du Conseil de surveillance de ROTHSCHILD Gmbh à Francfort.

De 2000 à 2010, il a été Président de la Commission des relations économiques de l'économie allemande avec l'Europe de l'est.

En 2003 il a fondé à Stuttgart MANGOLD Consulting AG.

Depuis 2015, le Professeur Mangold est Consul Honoraire de la Fédération de Russie pour le Bade-Wurtenberg.

Par ailleurs le Professeur Mangold est Commandeur de la Légion d'Honneur.

Conrad Eckenschwiller

Expert Développement durable et Énergie.

Après des études en France (HEC) et aux États-Unis (Stanford et Harvard), Conrad Eckenschwiller a conduit une carrière industrielle et commerciale dans de nombreux pays, dans plusieurs activités (chimie, pharmacie, textile…), exerçant au sein d'entreprises françaises et internationales diverses fonctions dont Directeur international de grands groupes, Directeur général (Autriche), PDG (Suisse). Il est aujourd'hui, à temps partiel, consultant pour l'Europe Centrale et Orientale, où il a aussi vécu. Il a été entre 2003 et 2013 le Représentant Permanent en France du Global Compact de l'ONU et Délégué Général de l'association Global Compact France (plus de 1 000 entreprises), sous les présidences successives de Jérôme Monod, Bertrand Collomb et Gérard Mestrallet.

L'équipe Régions en mouvement propose aux responsables de Régions, pour leur permettre d'y réfléchir puis s'ils le décident d'y recourir, de conduire pour leur compte, sur le ou les secteurs qu'ils jugent prioritaires pour leur Région, une analyse benchmark des « bonnes pratiques » déjà tentées ou mises en œuvre dans d'autres collectivités territoriales, notamment européennes, afin de nourrir leur réflexion et d'éclairer leurs prises de décision.